CHAPITRE II
Le site choisi pour l'atterrissage était une dalle rocheuse de quelques kilomètres carrés, résidu abrasé par l'érosion d'un très ancien massif montagneux qui dominait de quelques dizaines de mètres la plaine environnante. En raison de la minceur de la couche d'humus, la forêt n'avait pu s'y développer et seuls de rares arbustes y dressaient çà et là, parmi l'herbe rase et les buissons rachitiques, leurs branches tordues portant de petites feuilles mauves.
Ronny Blade contemplait, pensif, ce paysage dont la désolation contrastait avec la luxuriance de la jungle qui entourait de toute part la dalle rocheuse. En raison du refroidissement global dont était victime la planète, la température était douce, bien que ce lieu auréolé d'un parfum d'étrangeté se trouvât sous les tropiques. Dans le ciel d'un bleu qui rappelait beaucoup l'azur de l'atmosphère terrestre passaient des vols de grands oiseaux clairs au bec démesuré — qui, tous, se dirigeaient vers le sud, fuyant l'hiver prématuré qui s'était abattu sur la zone tempérée de l'hémisphère nord.
— Qu'a-t-il pu se passer ? souffla Baker, qui se tenait à côté de son associé et ami.
— J'aimerais le savoir autant que toi, répondit Ronny. Et j'ai beau me creuser la cervelle, je ne trouve aucune explication satisfaisante — du moins, techniquement satisfaisante.
— Comment cela ?
Blade émit un léger grognement ennuyé. La situation était si complexe qu'il éprouvait certaines difficultés à en cerner tous les paramètres. Il se voyait mal exposer en détail l'ensemble flou de faits, d'intuitions et d'impressions qui le conduisait à rejeter toutes les explications qui lui étaient venues à l'esprit.
— Je ne pense pas que les Batoogshans aient pu faire disparaître à ce point les Rigeliens, et j'ai du mal à admettre que ceux-ci disposent de la capacité de s'effacer ainsi de la face de l'Univers. Car s'il est facile d'accepter sans preuves la présence éventuelle d'un écran ou d'un champ indétectable qui intercepterait la lumière et fausserait le diamètre apparent de Rigel, il est plus difficile d'envisager une explication intellectuellement satisfaisante au problème posé par l'absence de toute trace de civilisation sur ce monde.
— Tu renonces donc à ta théorie d'une substitution de planètes via le subespace ?
— Disons que je ne vois pas comment ses auteurs auraient pu s'y prendre. Lorsque j'ai émis cette idée, je n'avais pas pleinement conscience de ses conséquences en terme de mécanique pure. Le professeur Krasbaueur n'a pas tardé à m'ôter mes illusions : selon lui, un tel « échange », même instantané, parfaitement réussi et réalisé avec deux objets possédant une masse identique, aurait si gravement perturbé l'équilibre de ce système que les planètes intérieures se seraient à coup sûr retrouvées précipitées dans le soleil, tandis que les autres auraient été catapultées dans l'espace intersidéral. Nous n'aurions trouvé qu'un chaos d'astéroïdes et de nuages gazeux, entourant une étoile en proie à de terribles convulsions.
Les communicateurs des deux hommes grésillèrent avec un parfait ensemble. Kaxang les appelait depuis le poste de pilotage du Maraudeur pour leur annoncer que le professeur Krasbaueur avait terminé ses calculs et qu'il attendait dans son laboratoire les quatre « têtes pensantes » de la B and B Co, en vue de leur exposer les résultats auxquels il était parvenu.
— Sur quoi travaillait-il ? demanda Baker alors qu'ils se dirigeaient d'un pas rapide vers la massive silhouette ogivale du puissant astro-cargo.
— Je l'ignore, répondit son associé. Il s'est enfermé dans son labo immédiatement après l'atterrissage en prétextant qu'il avait certaines vérifications à effectuer. Je l'aurais bien interrogé un peu plus, mais tu le connais : lorsqu'il a une idée en tête, il devient impossible de communiquer avec lui tant qu'il ne l'a pas poussée jusque dans ses derniers retranchements. Ces génies sont parfois bien difficiles à vivre !
En arrivant au pied du plan incliné, muni d'un tapis roulant, qui reliait le sol à l'un des sas du Maraudeur, des dizaines de mètres plus haut, les deux amis rencontrèrent Crayola et Jaïlana. Les deux Fadamae, qui regagnaient le vaisseau après avoir effectué une courte promenade sur la dalle désolée, étaient approximativement de la même taille, avec des silhouettes sensiblement identiques. Grandes, minces, bronzées, dotées par la nature de poitrines généreuses et de jambes d'une longueur inhabituelle — du moins, selon les critères terriens —, elles ne différaient nettement que par leurs traits et la couleur de leurs yeux et de leurs cheveux.
Crayola avait un visage fin et attirant, avec un nez pointu, une bouche délicatement ourlée et des yeux d'un orange lumineux bordés de longs cils torsadés. Ses cheveux bleu pâle, réunis en un chignon compliqué qui laissait échapper de nombreuses boucles soigneusement arrangées, découvraient ses mignonnes petites oreilles au pavillon étonnamment étroit. Elle portait un collant noir brillant, une minijupe moulante imprimée d'un élégant motif rose et bleu, un bustier de tissu lamé qui mettait en valeur ses seins pigeonnants et des cothurnes de plasticuir argenté dont les lanières montaient à mi-mollet. Ces vêtements, tout comme la demi-douzaine de bracelets qui s'entrechoquaient autour de chacun de ses poignets, appartenaient à Samantha Montgomery, la ravissante astrophysicienne, amie de Blade et Baker, qui avait séjourné plusieurs mois à bord du Maraudeur dans le courant de l'année précédente. Passagère clandestine, Crayola ne possédait que les habits qu'elle avait sur le dos au moment de son départ de sa planète natale. Par bonheur, ceux de Samantha lui allaient tout à fait, bien que la Terrienne possédât des formes plus épanouies que celles de la Fadama.
Jaïlana, quant à elle, avait des yeux du plus beau violet qu'il fût possible d'imaginer. C'étaient ces iris d'une teinte impossible qui avaient aussitôt séduit Andy Sherwood — puis Red Owens —, trois mois plus tôt, sur Fadam. Son nez était petit et légèrement retroussé, sa bouche, pulpeuse au dessin savoureux. Sa chevelure d'or cendré cascadait sur ses épaules nues en vagues foisonnantes où apparaissaient quelques mèches blond platine. Moulée dans une courte robe noire décolletée, les jambes protégées jusqu'à mi-cuisse par de souples bas résille métalliques, elle portait des bottes à talon plat qui s'arrêtaient juste au-dessous du genou et des gants de tissu moiré gainant ses bras jusqu'au milieu du biceps. En dehors des gants, conçus pour les mains à sept doigts — dont deux pouces opposables — de la Fadama, ces vêtements, qui portaient la griffe de grands couturiers martiens ou centauriens, provenaient également de la garde-robe de Samantha ; bien que, à la différence de Crayola, Jaïlana eût emporté avec elle quelques effets personnels, elle semblait préférer — et de loin ! — les habits laissés à bord par l'astrophysicienne. Blade songea qu'il faudrait un jour mettre les trois femmes en présence ; il avait la quasi certitude qu'elles s'entendraient à merveille.
— Vous semblez bien pressés, remarqua Crayola, s'adressant aux deux businessmen. Un problème quelconque ?
— Pas le moins du monde, assura Baker. Il se trouve simplement que Krasbaueur vient de nous convoquer et que nous avons hâte d'entendre ce qu'il a à nous dire. Il est rare, en effet, qu'il nous dérange pour rien.
— Vous avez beaucoup de respect pour lui, n'est-ce pas ? observa Jaïlana avec un grand sérieux. C'est normal, en un sens, puisqu'il est le doyen de votre expédition...
Ronny lui adressa un sourire. On accordait bien plus de valeur à la parole des anciens sur Fadam que dans la Confédération terrienne, et l'âge y constituait un critère déterminant pour estimer le respect auquel chacun avait droit. La remarque de la merveilleuse humanoïde aux yeux violets témoignait du fossé culturel qui les séparait, Crayola et elle, du reste des passagers du Maraudeur.
— C'est surtout à son intelligence et à sa créativité que nous rendons hommage, dit le businessman. La Confédération compte beaucoup de scientifiques de haut niveau, mais aucun n'a autant fait progresser la connaissance dans un si grand nombre de domaines différents que le professeur Zébulon Krasbaueur. Près de la moitié des gadgets équipant le Maraudeur sont les fruits de son imagination débordante — et ils ne représentent qu'une bien faible partie des innombrables inventions qu'il a réalisées durant sa longue existence !
— Néanmoins, intervint Baker, ce sont surtout celles qu'il a mises au point au cours de ces dix dernières années qui le feront vraisemblablement passer à la postérité. Mais je crains que nous n'ayons guère le temps d'en dresser la liste, puisque nous sommes attendus.
— Ne pourrions-nous venir avec vous ? demanda Crayola. J'ai toujours eu un faible pour les inventeurs, et je brûle de savoir quel nouveau prodige il compte vous présenter...
Blade hésita. Crayola possédait une tendance certaine à devenir envahissante — ce qui n'avait rien d'étonnant chez une journaliste professionnelle. Gridban, l'immense reptile ailé qui veillait sur la population de Fadam, avait dit naguère que sa curiosité perdrait la jeune femme, et le businessman n'était pas loin de partager cette opinion — même s'il devait reconnaître que, pour le moment, ladite curiosité avait plutôt servi la journaliste : la présence de celle-ci à bord du Maraudeur en était la preuve incontestable.
D'un autre côté, les deux extraterrestres aux courbes voluptueuses étaient dans le même bain que l'équipage et les autres passagers du Maraudeur, et Ronny ne voyait aucune raison vraiment valable pour qu'elles n'assistent pas à la communication du professeur Krasbaueur. D'autant moins que, le secret n'existant pas à bord du fier vaisseau de la B and B Co, elles ne tarderaient pas à apprendre de quoi il retournait.
— C'est bon, dit-il. Venez.
Et il s'engagea sur le tapis roulant incliné, qui se mit en marche avec un chuintement de caoutchouc frottant sur du métal.
Crayola ayant de toute évidence décidé de monopoliser l'attention de William Baker — avec lequel elle rêvait depuis longtemps de s'unir —, Jaïlana pressa le pas pour rejoindre Ronny Blade, qui avait pris quelques mètres d'avance.
— Ce Krasbaueur est vraiment un personnage extraordinaire, dit-elle en arrivant à sa hauteur. Il me rappelle un peu Geinzack, le physicien fadamo qui a élaboré un principe assez proche de ce que vous appelez « théorie de la relativité »...
— Je ne connais pas votre Geinzack, mais il est certain que le professeur a connu un destin en tout point exceptionnel, déclara le Terrien avant de quitter le tapis roulant arrivé en fin de course.
Suivis à quelques pas de distance par Crayola et Baker qui paraissaient plongés dans une discussion passionnante, ils traversèrent le sas, dont les deux portes demeuraient ouvertes en permanence, et s'engagèrent dans une coursive qui s'enfonçait droit vers le cœur du navire.
— Le connaissez-vous depuis longtemps ? interrogea Jaïlana, qui désirait en savoir plus au sujet du génial savant.
— Will, Red et moi l'avons rencontré voici une dizaine d'années, mais Andy est son ami depuis bien plus longtemps que nous. Ils se sont rencontrés dans de dramatiques circonstances : le professeur, qui finissait alors de mettre au point le prototype du générateur de champ de coercition dont deux exemplaires équipent aujourd'hui notre Maraudeur, survolait les Montagnes Rocheuses à bord d'un flotteur lorsqu'un hélico-bulle se lança à ses trousses en faisant feu de toutes ses armes. Cette tentative d'assassinat aurait sans nul doute réussi si Andy ne s'était pas trouvé dans les parages, fort occupé à économiser des droits de douane prohibitifs en parachutant dans un secteur désert des containers remplis à ras bord d'objets d'art extraterrestres... Il fit feu sur l'appareil des agresseurs — qui, touché, s'enfuit en donnant de la bande — et recueillit le professeur à bord du Robin, la vieille guimbarde spatiale qu'il pilotait à l'époque.
« Comprenant que la vie de notre génial ami ne tenait qu'à un fil, Andy lui conseilla de disparaître, et alla même jusqu'à lui procurer un refuge : une planète non répertoriée qu'il avait découverte dix ans plus tôt et qui se situait bien au-delà des limites de la Confédération. C'est là que Krasbaueur put poursuivre tranquillement ses recherches au cours de la décennie suivante, achevant notamment la réalisation de son générateur de champ de coercition.
« La zone d'influence de la Terre ne cessant de s'étendre, une fusée-sonde finit par atteindre le monde en question — qui reçut le nom d'Orlano IV. Le hasard voulut qu'elle soit déclarée ouverte à la prospection le jour même où Will et moi poussâmes la porte du responsable des adjudications planétaires de Thoran, en quête d'un globe terramorphe à mettre en valeur. Nous prîmes une option valable deux ans et décidâmes d'aller inspecter au plus vite notre nouveau domaine.
« Un peu plus tard, toujours par hasard, nous avons rencontré Andy qui, sous le pseudonyme de Krasbaueur, essayait de vendre une étrange statue « psychomorphe », c'est-à-dire changeant de sexe en fonction de celui de la personne qui la tenait. Un homme voyait apparaître la femme de ses rêves, et il en allait de même dans l'autre sens. Je venais d'acheter la curieuse œuvre d'art — je suis un grand collectionneur d'artefacts extraterrestres, comme on vous l'a peut-être déjà dit —, lorsque la Confédération fut victime d'un putsch militaire fomenté par ceux-là même qui, dix ans plus tôt, avaient ordonné l'élimination du professeur. Nous nous sommes enfuis à bord du Maraudeur, emmenant avec nous Andy, dont le vaisseau avait été confisqué, et sa charmante pupille, Jany Hermann.
« Quelle ne fut pas notre surprise de découvrir, en arrivant sur Orlano IV, que l'aventurier barbu et quelque peu trafiquant d'antiquités avec lequel nous nous étions « acoquinés » venait sur cette planète depuis des lustres, et qu'il avait aidé le vrai Krasbaueur à y installer son laboratoire ! Nous n'eûmes toutefois guère le temps de nous étonner, car les événements se précipitaient. Un peu partout dans la Confédération, la résistance s'organisait contre les militaires félons, et Orlano IV, située à l'écart des grandes concentrations de population, fut choisie comme base par l'état-major des forces légalistes désireuses de renverser les putschistes...
« La suite appartient à l'Histoire. Grâce au générateur de camp de coercition, nous avons réussi à neutraliser toute une flotte adverse, ce qui donna le temps au général Morgan — demeuré fidèle au gouvernement légitime, démocratiquement élu — et à ses hommes de reprendre le contrôle de la situation [4]. La plupart des auteurs du coup d'État se retrouvèrent en prison, tandis que ceux qui avaient contribué à les chasser du pouvoir recevaient la juste récompense de leur bravoure. Toutefois, le professeur refusa la décoration qu'on lui offrait, ainsi que la proposition qui lui fut faite de travailler pour le gouvernement. Farouchement attaché à son indépendance, il préférait « bricoler » avec des moyens réduits — mais en toute liberté —, plutôt que dans un laboratoire équipé des derniers perfectionnements, qu'il risquait de ne pouvoir utiliser à sa guise. Il retourna donc sur Orlano IV, où nous lui proposâmes une place de chercheur qu'il accepta d'enthousiasme. Depuis, la B and B Co finance ses travaux, sans souci de productivité ou de rentabilité. L'argent n'est pas tout dans la vie, et la science doit passer avant le profit.
Blade et Jaïlana étaient arrivés devant une large porte métallique sur laquelle était peinte l'inscription suivante « génie au travail — ne pas déranger ». Krasbaueur s'était mis en colère lorsqu'il l'avait découverte un mois plus tôt, mais il n'avait pas demandé qu'on l'efface. Sans doute ce graffiti flattait-il bien plus son ego qu'il ne voulait l'admettre ; la modestie a parfois ses limites, même chez les individus les moins enclins à l'autosatisfaction. Quant à l'auteur du graffiti, il n'avait toujours pas été identifié, mais Jaïlana soupçonnait fortement Kaxang ; en effet, celui-ci lui avait dit un jour qu'il trouvait comique l'insistance de ses compagnons terriens à qualifier de « génial » le vieux professeur et ce, bien qu'il partageât tout à fait leur opinion sur ce point.
— Vous avez fait bien plus que répondre à ma question, observa Jaïlana. Mais vous avez eu raison : votre récit était passionnant. Plus je vous connais, vous autres Terriens, et plus je vous apprécie.
Des pattes d'oie ironiques apparurent au coin des yeux de Blade.
— Avec peut-être une petite préférence pour Red ? suggéra-t-il, amusé.
Jaïlana lui adressa son plus beau sourire.
— Evidemment, répondit-elle. Il est mon complément et je porte son enfant.
Baker et Crayola, qui avaient traîné en route, les rejoignirent à cet instant. Jaïlana ne put s'empêcher de remarquer qu'ils se tenaient la main. Ces deux-là ne tarderaient pas à s'unir, pensa-t-elle. Et, vu la manière dont la Fadama aux cheveux bleutés dévorait des yeux le businessman depuis qu'elle l'avait rencontré, trois mois plus tôt, on ne pouvait que leur souhaiter une union fertile. Dans le cas contraire, il était à craindre que Crayola ne soit fortement affectée. Son amie devenait très « terrienne », songea Jaïlana, avant de réaliser qu'elle aussi commençait à acquérir des traits caractéristiques de la mentalité de leurs hôtes. Plus rien ne serait pareil pour les deux Fadamae à l'issue de ce voyage.
— Vous parliez layette ? s'enquit Baker avec bonne humeur.
— Ne crois-tu pas qu'il est encore un peu tôt pour cela ? lui répondit Blade. Au fait, Jaïlana, poursuivit-il en lui lançant un regard pénétrant, combien de temps dure la gestation chez les Fadamae ?
Elle leva un sourcil étonné. Ce point n'avait-il donc jamais été abordé jusque-là ?
— C'est difficile à dire, commença-t-elle. Dans des conditions normales, environ neuf de vos mois — malgré sa grande diversité génétique, notre espèce est très proche de la vôtre, comme le prouve le fait que Red soit parvenu à me féconder.
— Ce qui nous amènerait au mois de février ou mars de l'année prochaine, calcula aussitôt Baker. C'est parfait : à ce moment-là, nous aurons depuis longtemps regagné la Confédération ; vous pourrez accoucher dans l'une des meilleures cliniques de l'Univers connu.
Les doigts de Crayola effleurèrent sa joue.
— Désolée de te contredire, dit-elle, mais je ne pense pas que l'enfant de Jaïlana verra le jour avant quelques années encore. Nous autres Fadamae possédons en effet la capacité de figer le développement du fœtus tant que celui-ci n'a pas dépassé le stade du premier mois — et je crois que, maintenant qu'elle a trouvé son complément, notre chère commandante a l'intention de profiter un peu de l'existence avant de jouer les mères poules ! Tu viens, Jaï ?
Et, prenant son amie par le bras, elle poussa le panneau de métal poli qui donnait sur le laboratoire du « génie ».
Ce n'était pas seulement pour sa profonde intelligence et ses découvertes prodigieuses que la réputation du professeur Zébulon Krasbaueur avait fait le tour de la Confédération, mais aussi à cause de sa manière parfaitement excentrique de se vêtir. Chacune de ses apparitions à la Space o'vision était pour la foule des téléspectateurs une fabuleuse occasion de se divertir, en ce siècle terriblement sérieux, d'où les clowns eux-mêmes étaient cruellement absents. En 2383, les médias l'avaient même ironiquement élu « savant fou de l'année », et bon nombre de magazines avaient fait leur couverture avec le vieil homme, qui arborait bien entendu les tenues les plus colorées et improbables qu'il fût possible d'imaginer. Ce matraquage avait même donné naissance à une mode éphémère — comme le sont toutes les modes — qui, curieusement, avait essentiellement touché les adolescents. Durant quelques mois, le look Krasbaueur avait fait fureur des discothèques de Callisto aux bars « branchés » de Cybunkerp, des lycées de la Terre aux universités de X'Uerd. Puis la jeunesse s'était trouvé un autre modèle vestimentaire, en la personne d'un chanteur de variétés que son manager avait eu l'idée saugrenue de faire passer à la Space o 'vision en chaussures et short de sport, torse nu, une cravate de soie nouée autour du cou — et les habits bariolés qui s'étalaient dans les vitrines des magasins avaient fini chez les fripiers ou au fond d'un placard, remplacés par une nouvelle collection qualifiée de « sportive et habillée ». Mais le plus étonnant était que l'excentrique professeur n'avait pas tiqué une seule fois en croisant dans la rue des Krasbaueur de quinze ou seize ans, au front rasé et aux cheveux décolorés, affublés de vêtements aux vives couleurs analogues à ceux qu'il portait lui-même. Sans doute ne s'était-il rendu compte de rien, perdu qu'il était dans ses pensées...
En tout cas, il faisait honneur à sa réputation, songea William Baker lorsqu'il entra dans le vaste laboratoire. Pantalon de velours vert pomme garni de poches en tissu rouge que déformaient des objets inidentifiables, T-shirt crème proclamant en lettres grenat Omit need-less thoughts,[5] blouse blanche entrebâillée couverte d'un nombre incroyable de taches, charentaises à dominante bleue, bandeau de soie noire dans ses cheveux fous et regard halluciné derrière ses lunettes rondes, le professeur Zébulon Krasbaueur évoquait le croisement contre nature d'un arlequin et d'un épouvantail.
— Ah, je vois que vous avez amené avec vous nos amies fadamae, dit le vieil homme en levant les yeux de l'écran du terminal posé devant lui, au milieu des bricolages électroniques qui encombraient son bureau. Vous avez bien fait ; ce que j'ai à vous dire les concerne également.
— De quoi s'agit-il ? interrogea Blade en prenant place sur une banquette où se trouvait déjà Andy Sherwood, fort occupé à essayer d'extirper un cigare vert de son étui de cellophane.
— Je pense avoir découvert l'origine et une partie du mécanisme des phénomènes étranges auxquels nous sommes actuellement confrontés, répondit paisiblement Krasbaueur, qui regardait d'un air attendri Red Owens et Jaïlana s'étreindre avec la fougue d'amants passionnés séparés depuis de longues semaines.
Baker retint de justesse une exclamation. Il s'était bien sûr attendu à quelque chose de ce genre — on pouvait faire confiance au professeur pour échafauder des théories sur les sujets les plus incroyables —, mais le calme, l'indifférence affichés par le vieil homme l'avaient surpris. En temps ordinaire, celui-ci avait plutôt tendance à se passionner pour les énigmes qui se posaient à lui.
— Le soleil et l'absence des Rigeliens ? s'enquit Andy, une nuance de suspicion dans la voix.
Il avait fini de défaire l'emballage du cigare et fouillait dans ses poches à la recherche de son briquet-laser.
— Evidemment, laissa tomber Krasbaueur presque machinalement. Sinon, cela n'aurait pas valu la peine de vous déranger. (Il frotta de la paume son front dégarni.) Afin que Jaïlana et Crayola ne soient pas trop perdues, je vais — si vous me le permettez — effectuer un rapide résumé des événements qui nous ont conduits là où nous en sommes actuellement.
— Allez-y, prof, l'encouragea Andy. Ça ne fera de mal à personne que vous nous rafraîchissiez la mémoire. Mais j'avoue que je suis impatient de savoir où vous voulez en venir.
Il porta à ses lèvres le cylindre de tabac dénicotinisé et entreprit de l'allumer. Un nuage de fumée bleutée ne tarda pas se développer autour de lui ; il était grand temps de nettoyer les filtres du système de conditionnement d'air.
— Chaque chose en son temps, dit le vieux savant avant de se tourner vers les deux ravissantes humanoïdes. Voici deux ans, MM. Blade et Baker, qui se trouvaient sur un monde nommé Tzula, furent accusés de trafic de shtaïlung — une drogue hallucinogène aux effets certes intéressants d'un point de vue clinique, mais proprement terrifiants sur le plan psychologique et social. Ne pouvant prouver leur innocence, ils s'enfuirent dans la jungle, où ils découvrirent que les narco-trafiquants obéissaient aux ordres d'extraterrestres belliqueux, les Batoogshans, pour qui la vente de shtaïlung ne constituait que la première étape d'un plan de conquête de la Confédération terrienne [6] !
« Les Batoogshans, des batraciens quadrumanes, étaient censés venir du système de Rigel. Toutefois, MM. Blade et Baker avaient déjà eu l'occasion de rencontrer des Rigeliens — et ces derniers ne ressemblaient guère à des grenouilles bipèdes et quadrumanes. Ils étaient même suffisamment humanoïdes pour que les agents de leur service de renseignements puissent devenir des personnalités publiques au sein de notre Confédération. Ces Rigeliens — ou prétendus tels — assuraient jouer le rôle de policiers galactiques dans un secteur spatial assez vaste, comprenant la Terre[7]. Il paraissait donc invraisemblable qu'ils pussent être originaires du même système que les Batoogshans... Comment des « super-flics » à la civilisation hyper-évoluée auraient-ils pu laisser des criminels agir pour ainsi dire sur le seuil de leur porte ?
« La réponse nous fut fournie voici quelques mois, alors que nous combattions la Main Rouge — cette mystérieuse mafia interstellaire qui gangrenait alors la Confédération des Quatorze Races, à l'autre bout de la Galaxie[8]. Vorlank-Laor et Lamdka-Laor, deux agents de Rigel recueillis par l'un de nos vaisseaux, nous racontèrent l'histoire des Batoogshans...
« Ceux-ci rampaient encore dans les immenses marais insalubres de Batoog, leur monde natal, lorsque les Rigeliens les découvrirent et entreprirent de les éduquer. Bien mal leur en prit, car les Batoogshans finirent par se retourner contre leurs bienfaiteurs. La conclusion de ce conflit fut que les Rigeliens tendirent un impénétrable écran multidimensionnel autour de Batoog, isolant celle-ci du reste de l'Univers. On comprendra donc la vive inquiétude qu'ils éprouvèrent lorsqu'ils se rendirent compte, voici quelques années, que les cruels batraciens avaient apparemment trouvé un moyen de sortir de leur prison. C'est en pistant dans le subespace un de leurs vaisseaux que Vorlank-Laor et Lamdka-Laor s'étaient retrouvés chez les Quatorze Races ; en effet, les Batoogshans semblaient avoir fait alliance avec la Main Rouge, à qui ils avaient fourni le secret de fabrication du shtaïlung !
« L'organisation criminelle vaincue, l'équipe dirigeante de la B and B Co et l'équipage du Maraudeur décidèrent de prendre des vacances sur Joklun-N'Ghar. Je venais de les y rejoindre, quand les Batoogshans, à nouveau associés à des truands terriens, tentèrent de piller la planète. Leur plan fut mis en échec par l'intervention d'un énorme vaisseau rigelien. Malheureusement, à l'issue des événements, on ne retrouva pas Buundloha, le gigantesque serpent, Veilleur de ce monde, enlevé par les batraciens juste avant leur offensive[9].
Tandis que le professeur détaillait un peu plus ce que l'on savait au sujet des belliqueux batraciens quadrumanes, Baker fit défiler dans son esprit les événements — déjà connu des deux Fadamae — des trois derniers mois. A peine le Maraudeur, gravement endommagé lors de la tentative de pillage avortée, était-il ressorti des chantiers astronavals de Cybunkerp, qu'il avait quitté la Confédération pour s'enfoncer dans la zone marginale, à la recherche de ces imprévisibles créatures géantes auxquelles les Jürans, leurs créateurs, avaient donné le nom de Veilleurs.
Ces derniers, des êtres synthétiques, étaient en quelque sorte les guides spirituels, les « dieux vivants » d'autant de planètes dispersées dans une zone spatiale de plusieurs milliers d'années-lumière de diamètre. Ils avaient reçu pour tâche d'aider, dans la mesure de leurs moyens, les populations locales à avancer sur la voie du progrès. De plus, Blade était convaincu qu'ils constituaient des fragments d'un immense et mythique Plan d'Ensemble mis sur pied par les Jürans dans un but resté obscur — mais qui devait posséder un rapport plus ou moins étroit avec l'épineuse question du découpage politique de la Voie lactée. Les Jürans ayant disparu deux ou trois siècles plus tôt, victimes d'une mystérieuse et incurable maladie génétique, il était naturellement impossible de les interroger à ce sujet.
Par bonheur, avant de s'éteindre, ils s'étaient choisis des héritiers, en la personne de quelques milliers d'habitants d'un pays oublié — la France — qu'ils avaient enlevés sur la Terre aux abords de l'an 2000. Baker et ses compagnons avaient rencontré les descendants de ceux-ci l'année précédente, lorsqu'ils les avaient débarrassés des flottes robotisées qui harcelaient alors leur monde [10]. Ces Magiciens — comme ils s'intitulaient eux-mêmes — n'avaient fait aucune difficulté pour fournir une liste des Veilleurs lorsqu'on la leur avait demandée, et ce, d'autant moins que le Maraudeur se proposait d'effectuer la tournée d'inspection que leur avaient confiée les derniers des Jürans, tournée dont ils n'avaient pu s'acquitter jusque-là en raison de l'agression dont ils étaient les victimes.
Sur Fadam, troisième planète de leur liste, Blade et Baker avaient rencontré le « dieu » local, qui répondait au nom de Gridban. Sur leur demande, cet immense reptile volant aux allures de ptéranodon mutant les avait mis en communication avec son « supérieur », le Grand Veilleur Lyd, qui avait en charge le secteur de Rigel. Celui-ci leur avait appris que de nombreux Veilleurs avaient disparu, sans doute kidnappés par de mystérieux inconnus, et leur avait demandé d'essayer de les retrouver.
Après avoir visité une dizaine de planètes privées de leur divinité artificielle, le Maraudeur avait abordé Zardane, un monde pollué où d'étranges êtres non humains, les Radios, vivaient sous l'égide d'un Veilleur nommé Trantor. Les Terriens n'avaient pas tardé à découvrir que celui-ci avait attiré sur Zardane ses confrères disparus, et qu'il les y retenait par l'intermédiaire d'un lien paranormal. Dans l'affrontement qui avait suivi, Trantor avait été réduit à une taille minuscule, perdant ainsi l'essentiel de ses pouvoirs. Libérés de son influence, les Radios s'étaient montrés amicaux et conciliants ; ils avaient même accepté de rapatrier les Veilleurs qui désireraient l'être[11].
Une fois de plus, comme à leur habitude, Blade, Baker et leurs compagnons avaient joué les justiciers, les redresseurs de torts, mais cela ne leur avait guère permis d'avancer dans la résolution de l'énigme constituée par le Plan d'Ensemble des Jürans. En se rendant sur Rigel IV, ils espéraient que Lyd leur fournirait des indications supplémentaires — mais le Grand Veilleur avait de toute évidence disparu avec son peuple...
Will s'arracha à ses pensées, car Krasbaueur, qui n'avait cessé de parler durant tout ce temps, venait de passer aux choses sérieuses :
—... En ce qui concerne l'aspect pour le moins incongru et paradoxal pris par Rigel, l'explication est relativement simple quoique difficile à conceptualiser, disait-il. J'ai tout d'abord recherché des traces d'énergie, partant de la supposition que le phénomène était dû à l'interposition d'un genre de champ de forces. N'ayant obtenu aucun résultat, j'ai procédé à une analyse des paramètres spatio-temporels, qui m'a permis de découvrir une altération dimensionnelle d'une nature parfaitement inédite. Il semblerait que la lumière de Rigel doive effectuer un trajet compliqué à travers une série de distorsions dont j'ignore l'origine, d'où les perturbations optiques qui nous ont tant troublés. L'étoile est toujours la même, mais nous la voyons différemment.
« Ces perturbations devant obligatoirement posséder une origine quelconque, j'ai décidé de mettre en batterie tous les détecteurs gravifiques dont dispose le Maraudeur. Les résultats obtenus ne laissent aucun doute : le labyrinthe quadridimensionnel que le rayonnement de Rigel doit emprunter pour sortir de la zone de distorsion possède en effet une « fenêtre » mobile, qui accompagne Batoog sur son orbite ! Autant dire que cette planète est la seule du système à recevoir toujours la même quantité de lumière qu'avant l'apparition de l'étrange dédale polydimensionnel, ce qui accrédite sérieusement l'hypothèse d'une manœuvre de ses habitants en vue de se débarrasser de ceux qu'ils considèrent certainement comme d'encombrants voisins.
— Cela constitue effectivement une forte présomption concernant la responsabilité des Batoogshans, commenta Blade. Mais où auraient-ils trouvé la technologie nécessaire pour accomplir un tel prodige criminel ? Auprès de la Main Rouge ?
Krasbaueur hocha vigoureusement la tête.
— Tout laisse à penser que c'est bien le cas, répondit il avec un sourire quelque peu crispé. J'ai étudié la façon dont les « cordes gravifiques » se déforment autour de Rigel ; leur disposition, leurs torsions, les contraintes qu'elles subissent ne sont rien en comparaison de ce qui se produirait si l'énergie employée pour créer ce phénomène était multipliée d'un facteur trois... Le piège quadridimensionnel se refermerait alors inextricablement sur Rigel, accélérant considérablement les échanges énergétiques à l'intérieur de l'étoile — pour finalement transformer celle-ci en nova au bout de quelques heures.
Une exclamation horrifiée jaillit des lèvres des quatre associés. Les paroles du professeur venaient de faire remonter de désagréables souvenirs à la surface de leur mémoire.
— Vous voulez dire qu'il s'agit d'un processus identique à celui employé par la Main Rouge pour faire exploser les étoiles ? interrogea Andy.
— Tout à fait, acquiesça le vieil homme. D'une manière ou d'une autre, les Batoogshans ont dû récupérer tout ou partie de la technologie très avancée dont disposait l'organisation criminelle au moment de son démantèlement. Et ils s'en sont servis pour mettre à genoux leurs adversaires de toujours — évidemment !
— Eh bien, voilà déjà un point important d'élucidé, dit Red Owens, un bras passé autour des épaules bronzées de Jaïlana. Je ne dirais pas que je suis soulagé d'obtenir la preuve que ces fichus batraciens sont bien à l'origine de cette situation anormale — les connaissant, nous nous en doutions depuis un moment —, mais je trouve que cela fait plutôt du bien d'avoir enfin une idée de ce qui se passe, même si votre histoire de « labyrinthe gravifique » ou de « dédale polydimensionnel » me laisse quelque peu perplexe, professeur...
— J'ai bien peur qu'il me soit difficile de vous expliquer plus en détail de quoi il retourne exactement, dit Krasbaueur. Les équations régissant les forces de gravité sont d'une incroyable complexité ; moi-même, il m'arrive de m'y perdre... Mais je tiens à vous rassurer : ce n'est pas le cas cette fois-ci ! La structure modélisée par l'ordinateur parle d'elle-même. Je peux vous la montrer, si vous le désirez...
— Sans façon, déclina Andy. Nous vous croyons sur parole. (Il fronça ses sourcils broussailleux.) Dites-moi, prof, vous ne nous avez fourni jusqu'ici que la solution d'une partie du problème... Nous savons désormais pourquoi Rigel ressemble à une naine rouge ; mais ça ne nous dit pas ce que sont devenus les Rigeliens.
Le vieux savant le considéra quelques secondes, une expression étrange sur le visage. Baker jeta un coup d'œil à Ronny, s'attendant presque à ce que ce dernier devance Krasbaueur pour fournir l'explication demandée — mais cette fois-ci, Blade paraissait aussi perdu que ses compagnons. S'il avait une idée derrière la tête, il n'osait sans doute pas l'exprimer, préférant attendre de savoir ce que pensait le professeur. — Ce n'est qu'une supposition, répondit enfin celui-ci. Les indices que j'ai réunis demeurent en effet insuffisants pour me permettre de l'étayer de façon satisfaisante. Cela dit, tous convergent en faveur de la même hypothèse. (Il se redressa, bombant instinctivement le torse.) Messieurs, mesdames, j'ai de bonnes raisons de croire que, face au péril représenté par la glaciation qui s'annonçait, les Rigeliens se sont enfuis vers une autre époque, substituant à leur monde sa réplique d'alors!...